Barry Jenkins : “Aux États-Unis, il est en vogue de dire que nos ancêtres n'étaient pas esclaves, mais esclavagisés”

Avec la série The Underground Railroad, sur Amazon Prime, le réalisateur de Moonlight raconte un épisode de l’Amérique esclavagiste. Un tournage éprouvant pour un hymne à la liberté où la beauté des images contraste avec la violence de l’histoire. Rencontre.

Merveille visuelle, raz de marée émotionnel, ode à la résilience, The Underground Railroad fera date. Comme Racines et Twelve Years a Slave, autres récits phares ancrés durant la période de l’esclavage aux États-Unis. Toujours produit par Brad Pitt après Moonlight et Si Beale Street pouvait parler, cette adaptation par Barry Jenkins du Prix Pulitzer de Colson Whitehead est centrée sur une esclave de Georgie qui entreprend un long voyage vers la liberté et vers elle-même. Puisant aussi son inspiration dans les écrits de Toni Morrison, les peintures de Kerry James Marshall et les clairs-obscurs du photographe Bill Henson, le réalisateur explore à nouveau l’expérience noire dans son pays avec cette série Amazon, aussi éprouvante que poétique et impactante.

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Madame Figaro. – En quoi le livre de Colson Whitehead raconte-t-il cette période différemment ?
Barry Jenkins.
– Beaucoup de récits ont traité les esclaves sans tenir compte de l’individu. Avec The Underground Railroad, qui se passe bien au-delà du champ de coton et des plantations, Colson leur rend leur humanité. Cette histoire, c’est avant tout celle de Cora, une jeune fille abandonnée par sa mère, qui doit surmonter cette blessure pour survivre et se reconstruire. À travers sa trajectoire, il raconte des vies de combat, des hommes et des femmes qui semèrent des cailloux pour que, génération après génération, nous puissions être de plus en plus maîtres de nos destins et de nos corps.

En vidéo, « The Underground Railroad », la bande-annonce

Ça traite de résilience, comme Moonlight et Si Beale Street pouvait parler…
La résilience est profondément ancrée chez les Afro-Américains. Aux États-Unis, il est en vogue de dire que nos ancêtres n’étaient pas esclaves, mais esclavagisés. Or, ce terme les réduits aussi à une forme de passivité. Il raconte ce qu’on leur a fait. Moi, je veux aussi dire et montrer ce qu’ils ont fait, notamment pour leurs enfants, très nombreux à l’époque. Il fallait assurer l’avenir du système, «produire de la main-d’œuvre». C’est précisément pour leurs enfants qu’ils enduraient, souvent sans se révolter. Car, s’ils mouraient, qu’advenait-il des petits ? Selon moi, mes ancêtres représentent le plus grand sacrifice et le plus bel exemple collectif d’amour parental que le monde ait connus.

Cora, l’extraordinaire héroïne de «The Underground Railroad» est interprétée par l’actrice Thuso Mbedu.

Pourquoi avoir choisi la série plutôt que le cinéma ?
Pour ne pas réduire le récit qui prend tout son sens dans la durée. Il y a aussi des scènes très violentes dans la série. Je ne pouvais pas m’en détourner, elles font partie de l’Histoire, mais, transposées au cinéma, sur deux heures, elles auraient pris l’ascendant sur le parcours de Cora dans les mémoires.

Vous dites que ce tournage a été le plus éprouvant de votre carrière…
J’ai tourné pendant près de cinq mois, travaillé sur le projet pendant quatre ans, mon cerveau était en boucle. Et puis il était difficile de regarder l’histoire de mes ancêtres dans les yeux chaque jour et, en parallèle, d’entendre en boucle : « Make America Great Again ». Il est temps de reconnaître que nous n’avons pas toujours été «grands» pour éviter que l’histoire ne se répète inlassablement. Ce slogan n’a de pouvoir que pour ceux qui font abstraction des aspects les plus sombres de notre passé.

William Jackson Harper dans «The Underground Railroad».

Il y a dans la série un contraste saisissant entre la beauté des images et la violence du propos…
C’est le reflet d’une réalité que j’ai du mal à m’expliquer. Savannah, en Géorgie, était d’une beauté incomparable, mais c’était aussi le pire port négrier au monde. Quand on vit entouré de tant d’harmonie, comment peut-on se laisser gagner par tant de brutalité ?

Un mot sur votre actrice. Qu’avez-vous trouvé en Thuso Mbedu qui vous évoquait Cora ?
Comme Cora est souvent contrainte au silence, il fallait une actrice qui puisse tout dire avec ses yeux et son corps, et qui puisse incarner la jeunesse comme la maturité, voire l’usure. Il est impossible de donner l’âge de Thuso à l’écran : elle a à la fois 16 et 40 ans… Je cherchais aussi une personnalité forte pour supporter le tournage, même si j’accompagnais mes acteurs autant que possible. En tant qu’Afro-américain, je connais les humiliations et les discriminations, la peur ou la colère qui en découlent. Grâce à ce vécu commun, je trouvais plus facilement les mots pour diriger mes acteurs. Il me semble essentiel qu’il existe une connexion entre le créateur et son sujet, quel qu’il soit.

Quid de votre projet de film en France ?
J’ai commencé à travailler sur un scénario pour Isabelle Huppert, mais j’ai été happé par la série, puis par le préquel du Roi Lion, que je vais réaliser. Vous avez en France la meilleure cinéaste du monde, Claire Denis, et je voudrais lui rendre hommage en tournant un film dans sa langue.

The Underground Railroad, de Barry Jenkins, sur Amazon Prime Video.

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