Rebecca Benhamou : "La relation au miroir est une constante négociation avec soi"
- Miroir, miroir, dis-moi qui est la plus belle ?
- Le miroir comme moyen d’expression
- D’objet précieux à outil de réflexion
En arpentant les rues de Paris, il n’est pas rare d’apercevoir des miroirs accrochés ici et là, au-dessus desquels est écrit : « Mais oui, tu es belle ! » Comme pour nous convaincre, nous autres passantes, que se regarder dans le miroir n’est pas forcément un mauvais moment à passer. Et qu’il peut aussi nous arracher un sourire, avec humour, avant de reprendre le cours de notre journée.
Miroir, miroir, dis-moi qui est la plus belle ?
Dans le rétroviseur d’une voiture, la lumière blafarde d’une cabine d’essayage ou face à la caméra d’un téléphone, il est difficile d’échapper à son reflet. Pléthore d’études indiquent que les femmes se mirent en moyenne une trentaine de fois par jour – pas beaucoup plus que les hommes, d’ailleurs. Et que pendant le confinement, les interminables heures de visioconférence et d’apéro Zoom ont mené à une hausse significative des actes de chirurgie et de médecine esthétique.
Depuis le « stade du miroir » de la petite enfance, où un bébé se reconnaît dans la glace, à l’adolescente qui observe ses formes naissantes, à celle qui (re)découvre son corps après un accouchement ou le voit changer à la ménopause, il y a ce même objet qui témoigne du temps qui passe, et sur lequel on projette tant d’émotions conflictuelles. Loin d’être une évidence, la relation au miroir est une constante négociation avec soi, un dialogue entre l’extérieur et l’intérieur. Mais pas toujours pour le pire.
Le miroir comme moyen d’expression
Aux femmes artistes, il a souvent servi de catalyseur, de révélateur. C’est face à lui que Frida Kahlo, coincée dans un lit d’hôpital après un tragique accident, empoigne pinceaux et palette et devient son propre modèle. C’est aussi grâce à lui que la photographe Francesca Woodman met en scène des apparitions d’elle-même presque spectrales, fragmentées, mais ô combien puissantes et poétiques.
Sans oublier Claude Cahun, qui s’en empare pour aborder la question du genre face à l’objectif. « Brouiller les cartes. Masculin ? Féminin ? Mais ça dépend des cas, dit-elle. Neutre est le seul genre qui me convienne toujours. » Crâne rasé ou coiffée d’une perruque, masquée ou déguisée, elle s’explore sans fausse pudeur. Et l’objet accompagne fidèlement sa quête d’identité.
D’objet précieux à outil de réflexion
Depuis la Préhistoire, les hommes et les femmes s’intéressent aux surfaces réfléchissantes, aux pierres brillantes, aux eaux claires dans lesquelles ils se cherchent. Animées par le souci de l’apparence, les plus anciennes civilisations méditerranéennes ont fabriqué des miroirs de métal. Ils resteront, des siècles durant, des objets de petite taille, précieux et rares, réservés à l’aristocratie. Jusqu’à ce que la manufacture de Saint-Gobain (à qui l’on doit la galerie des Glaces de Versailles) mette au point une technique de fabrication capable d’augmenter sa production.
Mais ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle, tandis que l’électricité supplante l’éclairage au gaz et à la bougie dans les foyers, que le miroir va entrer dans les chambres à coucher.
De poche, en pied, serti d’ampoules ou encadré de néons… Il se glisse partout, année après année, sur les coiffeuses, dans les sacs à main et dans les poudriers. Puissant vecteur de l’imagination, il se voit attribuer tous les pouvoirs et les superstitions (sept ans de malheur si l’on casse un miroir, n’est-ce pas ?). Dans les contes de Grimm, il est doué d’une parole de vérité quand la marâtre de Blanche-Neige le questionne ; sous la plume de Charles Perrault, il révèle à Peau d’âne la réaction de son père aux désirs incestueux.
C’est comme si l’être humain s’y contemplait dans toute sa complexité, avec ce que cela peut comporter de joie et d’obscurité.
Sans oublier le miroir qui, dans la saga Harry Potter, montre au sorcier son souhait le plus cher – celui de revoir ses défunts parents. Même les pontes du développement personnel y vont de leur couplet en promettant félicité et mieux-être, à grands coups de baguette magique, à quiconque se complimentera chaque jour devant la glace… La relation au miroir n’a pourtant rien de simple.
Au cinéma, l’objet apporte de la densité, de l’épaisseur aux personnages. Il vient dévoiler la faille, l’empêchement, le secret. Dans Taxi Driver de Martin Scorsese, un vétéran perdant la raison, joué par Robert De Niro, agresse son reflet dans une tirade célébrissime : « You’re talkin’ to me ? » Le face-à-face avec soi est une mise à nu. Dans la série Modern Love, Anne Hathaway interprète brillamment le personnage de Lexi, une jeune femme bipolaire qui négocie avec elle-même devant sa glace pour ne pas s’effondrer quand elle sent une crise monter.
C’est comme si l’être humain s’y contemplait dans toute sa complexité, avec ce que cela peut comporter de joie et d’obscurité. Dès lors, on comprend mieux pourquoi, dans la langue hébraïque, le mot visage (« panime ») n’existe qu’au pluriel. Parce qu’aucun objet, ni même le miroir, ne saurait nous figer, nous enfermer dans une seule et unique image.
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