Cheveux, un héritage de mère en fille

« Ma mère était le plus souvent absente, écrit la traductrice Elena Lappin. Elle quittait la maison très tôt et ne rentrait que le soir. Le matin, elle tressait mes longs cheveux pendant que je dormais encore, prononçant à voix basse : ‘L’autre côté !’, quand elle voulait que je me retourne. Lorsque je me levais, deux heures plus tard, mes tresses étaient parfaites, fermement attachées à leurs extrémités par deux jolis nœuds en soie, prêtes pour l’école. »

Dans un merveilleux livre* essentiellement consacré au père, la mère semble tenir tout entière dans ces tresses « fermement attachées » : une présence quasi magique qui surveille à distance, à la fois douce et légèrement oppressante.

L’histoire prend ensuite une tournure plus raide. Alors que tout le monde s’extasie sur les cheveux de la petite fille, sa mère les coupe pour s’en faire des extensions. « Je me souviens très nettement de ce moment où, assise dans le fauteuil du coiffeur, j’attendais qu’on coupe mes longs cheveux, sans que mon approbation ou mon intérêt aient été sollicités. Ma mère se justifiait en me disant qu’une bonne coupe allait me faire du bien, que mes cheveux allaient repousser plus épais encore. » L’enfant réduit au statut d’objet, les fausses bonnes intentions et cette excuse sempiternelle que les cheveux repoussent : tout est réuni pour un de ces crimes capillaires dont bien des petites filles ont un jour été victimes. Et la mère dans son bon droit, puisque ces cheveux, au fond, c’est elle qui les a faits.

Apprentissage de la coquetterie, surveillance, castration : en deux épisodes, Elena Lappin dessine une des innombrables partitions qui se jouent entre mère et fille à travers les cheveux. Ces récits de cheveux coupés, de séances de coiffure, de compliments ou de reproches ont souvent la qualité de petits mythes fondateurs. Ils ramènent l’être à sa part enfantine et innocente, confrontée à des décisions du ciel. De fil en aiguille, ils contiennent l’histoire d’une famille, une certaine conception de la féminité, les cicatrices de l’enfance, la nostalgie parfois et les leçons à en tirer quand on devient mère à son tour.

(*) Dans quelle langue est-ce que je rêve ? d’Elena Lappin, Éd. L’Olivier. Disponible sur Place des Libraires et Amazon.

La norme et le rang social

Il s’agit d’abord de domestication. Car la chevelure, c’est notre part animale, une touffe de préhistoire et de vie sauvage qui nous pousse sur la tête en continu. La mère joue le rôle de dompteuse du fauve, armée de ses jolis petits nœuds en soie. À elle de transmettre les règles en vigueur dans son cercle social, en fonction de l’âge et du rang : le cheveu tout simple ou enjolivé, le cheveu long pour ne pas faire garçon, le cheveu court parce que c’est plus pratique, le rinçage violet des vieilles dames, le voile dès la puberté.

Transmettre la féminité peut être un plaisir, pour d’autres un labeur, voire carrément la poisse. Tu n’es pas au bout de tes peines, ma fille… Beaucoup se contentent de dire : « Va te coiffer ! » et la petite fille doit comprendre toute seule ce que cela signifie. En l’absence de toute autre directive, cela signifie souvent imiter maman.

Chaque génération fomente ses rébellions capillaires. La coupe garçonne des années 20, le long négligé du flower power, la crête des punks, la tête rasée… Ne pas se coiffer comme maman est un impératif puissant. Il s’est relâché depuis les années 70, avec ces mères qui se coiffent comme des petites filles. Ayant rompu avec le rituel maquillage-coiffage de leurs mères bourgeoises, elles jurent ne pas ennuyer leurs filles avec ces tocades. Mais chassez l’interdit… « Je la laisse se coiffer comme elle veut » : joli mensonge à soi-même, car il y a toujours ce fameux : « Ah non, ça c’est vraiment pas possible ! » qui surgit dans chaque famille sous un aspect différent.

Raie au milieu, cheveux en bataille, chignon plouc, mèches « de pétasse » ou serre-tête : le tabou exprime des peurs de rabaissement social, de mauvais goût ou, pire, de retrouver en sa fille ce que l’on n’aime pas chez soi. « Va te coiffer » signifie aussi cela : qu’on n’est pas tout à fait assez belle comme on est, pas tout à fait l’enfant parfaite.

Un face à face féminin

Mais entre mère et fille vient un moment où la critique s’inverse. À L’Atelier Blanc, le coiffeur Frédéric Mennetrier l’observe de près : « Le regard de la fille sur la mère est encore plus enfermant que celui d’une mère sur sa fille. Dans l’autre sens, cela paraît naturel, de ne pas vouloir que les enfants grandissent, qu’ils se coupent les cheveux ou se les teignent en vert. Mais quand une cliente décide d’accepter ses cheveux blancs, ou arrête d’être blonde pour retrouver sa vraie couleur, il n’est pas rare qu’elle revienne en disant : ‘Mes enfants ne peuvent pas.’ C’est d’une violence ! ‘Ma mère est comme ça, ma mère ne va pas mourir’ : il faut du courage pour tenir tête à ça. »

Demander à sa fille de ne pas grandir, à sa mère de ne pas vieillir : bien malin qui pourrait y démêler la part de tendresse et celle de cruauté.

Et les pères ? En apparence, ils interviennent peu dans ce face-à-face féminin. Là encore, Frédéric Mennetrier tempère : « Tant que vous restez dans la norme, ils ne disent rien. Mais essayez de vous en écarter, et vous verrez ! »

Pour leurs épouses et leurs filles, les hommes semblent préférer les cheveux bien coiffés, les coupes courtes, une nuque dégagée, autant de signes d’une féminité sous contrôle. Mais les enfants de divorcés savent qu’il peut passer à l’action, parfois avec l’appui de la belle-mère : « Quand je voulais une jolie coiffure, j’allais chez papa, dit ainsi Gloria, 12 ans. C’est l’avantage d’avoir des parents divorcés. On prend ce qu’on veut de chaque côté. »

Mère et fille témoignent : « Je coiffais ma fille le dimanche »

Crédit : Ambroise Tézenas

Léonora : Petite, j’avais des cheveux longs et souples. On s’extasiait sur ce que ça donnait quand on les défrisait au fer chaud. Sauf que je détestais l’odeur, j’avais l’impression qu’on me cramait les cheveux et que je sentais la mort. Le lissage, c’était ce qui était considéré comme beau. J’ai toujours vu ma mère et mes tantes soit les cheveux défrisés, soit portant des perruques, et je n’ai jamais voulu pour moi ce type d’esthétique.

A 14 ans, je suis allée avec mon argent de poche chez le coiffeur me faire couper les cheveux, ce qui a horrifié ma mère. C’était les années 80, je m’étais rasé la nuque… Vers 18 ou 20 ans, j’ai porté des rajouts, mais j’ai vite cessé car cela me grattait. Quand j’ai eu une enfant, j’ai dû apprendre à la coiffer sans lui faire mal, et ça m’a pris des années. Je ne lui ai jamais appliqué ni fer chaud, ni défrisant. Je la coiffais le dimanche. Je ne sais pas si c’était agréable pour elle, parce qu’elle a toujours eu la bougeotte, et cela prend une bonne heure et demie. Les cheveux crépus demandent du temps, il faut les protéger du froid, de la chaleur avec des coiffures protectrices… mais je trouve que c’est une bonne chose de toucher son corps, de masser son cuir chevelu, c’est un temps pour soi.

Je me suis un peu débarrassée de ce travail en portant des locks. Le départ a été difficile parce que la nature de mes cheveux n’est pas d’être si crépue, mais j’ai atteint mon objectif. On ne peut plus me dire que je suis magnifique parce que j’ai les cheveux presque lisses. Mais les locks sont une coiffure plus afro-descendante qu’africaine. Les Africains, en général, trouvent que c’est une coiffure sale ! Quand j’ai commencé à porter des locks, j’ai eu beaucoup de remarques d’hommes noirs. Mais les hommes ne se mêlent pas beaucoup de ces histoires. Ils attendent que les femmes soient apprêtées, et en général elles le sont.

Yasuna : Ma mère me coiffait le dimanche, c’est un souvenir assez agréable parce qu’on était toutes les deux, même si ça faisait un peu mal et qu’il fallait se tenir tranquille. J’ai 22 ans et c’est resté : je me coiffe toujours le dimanche. L’exemple de ma mère qui portait ses cheveux naturels m’a permis d’apprécier les miens. Dans mon cas, ce n’est pas une revendication politique, mais cela contribue à l’acceptation de soi. C’est important de s’aimer comme on est, même si les cheveux noirs ne sont pas faciles à coiffer.

« Ce sont mes filles qui me disent de me coiffer »

Ambroise Tézenas

Constance : Ma sœur avait de très longs cheveux, très beaux, et c’est à elle qu’on faisait les petites nattes et les jolis chignons. En revanche, je ne sais pas ce que ma mère pensait de mes cheveux, mais elle m’a toujours fait une coupe au carré déprimante. Je rêvais d’avoir les cheveux longs, bien sûr, mais j’étais très docile.

Mon idéal, c’est la surfeuse de retour de plage. Je ne me coiffe pas, je ne me maquille pas, contrairement à ma mère… Avec mes filles, c’est l’inverse. Ce sont elles qui me disent de me coiffer. Elles ont des cheveux splendides, que j’ai toujours laissés pousser le plus long possible. Quand leur père et moi nous sommes séparés, j’ai remarqué que les cheveux sont devenus une petite arme de pouvoir. Il y a deux ans, elles ont voulu une coupe au carré, et je pense que leur père était assez content de leur offrir cette séance chez le coiffeur. En ce moment, c’est la mode du chignon boule sur le sommet du crâne, que je trouve immonde, mais si je leur demande de ne pas se coiffer comme ça, elles ne m’obéissent pas, voire font précisément le contraire. Leur dernière plaisanterie : Adèle m’envoie une photo d’elle avec tout un pan du crâne rasé. J’étais de très bonne humeur et, à sa grande surprise, je lui ai répondu : « Cool, j’adore, ma chérie ».

Elle était un peu déçue que je n’appelle pas en hurlant. En fait, c’était une blague. Mais au fond, ça me plaisait assez. J’ai été tellement obéissante, enfant, que ça me fait plaisir de voir que mes filles ne sont pas des petits soldats.

Adèle : J’ai toujours les cheveux lâchés ou un chignon comme maman n’aime pas. Elle ne sait pas coiffer. C’est ma belle-mère qui m’a appris, et quand je voulais des jolies coiffures, j’allais chez papa. Ma mère n’est pas du tout un modèle de ce point de vue-là. Mais c’est un modèle pour le travail, pour sa manière de mener sa vie seule. Quand elle sort, elle nous demande notre avis, mais c’est purement rhétorique, parce qu’elle sait très bien ce qu’elle veut.

Gloria : Je ne me coiffe pas, mais je prends bien soin de mes cheveux, contrairement à mes parents. Ma mère me dit parfois de me coiffer, je lui réponds non, et elle dit : « D’accord. » En revanche, j’adore le maquillage, j’ai plus de soixante rouges à lèvres.

“Ma mère passait sa main derrière mes cheveux pour les faire gonfler. J’ai gardé ce tic”

Ambroise Tézenas

Charlotte : « Coiffez-vous, les filles ! » Petites, ma sœur et moi avions les cheveux longs, et ma mère nous le répétait sans cesse. Elle était coiffée et maquillée dès le matin. Et moi je ne me coiffais pas… J’ai essayé, vers 13 ou 14 ans, mais c’était un âge assez ingrat pour moi, alors que ma sœur était déjà une jeune fille pulpeuse, avec une chevelure « de princesse ». Toutes mes copines avaient les cheveux longs. Je savais que je ne serai jamais ni blonde taille mannequin, ni pulpeuse, alors à 15 ans je me suis coupé les cheveux très courts. J’avais vu un très joli portrait de ma mère de profil, coiffée « à la garçonne ».

En voulant me différencier, j’ai imité ma mère : c’est en le racontant que je m’en rends compte. Je pensais aussi à Audrey Hepburn : on peut être ultra-féminine avec les cheveux courts et un pantalon. Après je n’ai eu qu’un rêve, bien sûr, c’est de les avoir longs – d’où un épisode inoubliable avec des extensions. Quand je me suis vue dans la glace, je suis tombée dans les pommes… C’est l’époque où on m’appelait « Le Roi Lion ». Quand j’ai eu les cheveux courts, ma mère passait sa main derrière ma nuque pour les faire gonfler, j’ai gardé ce tic d’ailleurs. Depuis, je me suis toujours coupé les cheveux moi-même, je me fais le « coiffé-décoiffé » savamment négligé.

Au début, j’ai eu tendance à reproduire, avec mes filles, le comportement de ma mère : je voulais qu’elles soient bien habillées, coiffées, apprêtées, mais avec leur père, elles m’ont fait comprendre que ce n’était pas possible. Maintenant, quand elles s’habillent avec des fringues immondes, je me dis que ça va passer. Et puis il y a Albert, l’étonnement total, blond comme le Petit Prince. Quand il est né, son père disait : « Non, il n’est pas blond », mais je pense qu’il l’aime d’autant plus qu’il est différent de lui.

Prudence : Ma mère me laisse me coiffer comme je veux, sauf la raie au milieu. Elle dit que ce n’est pas joli. Je ne suis pas vraiment d’accord, et je me la fais quand même. Parfois aussi, elle dit à Violette de se coiffer, parce que c’est vraiment pas possible. Mais là on est tous d’accord !

Violette : Mais je me coiffe ! C’est juste que je ne fais pas très attention à ce que ce soit joli. Maman ne nous embête pas trop, sauf la raie au milieu, ça c’est impossible ! Papa ? Il s’en fiche complètement. Mon petit frère blond, au début ça fait bizarre, mais on s’habitue.

Article paru dans le magazine Marie Claire en octobre 2017.

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